Ove Tenebrae

Je crois que pendant plusieurs secondes, je n'ai pas réalisé ce qui se passait. Mon esprit plaça la compréhension de ce qui venait de se passer comme une priorité absolue. Il semblait que d'une façon ou d'une autre, j'avais pénétré dans un retrait interdit de Sauronyx. Je comprenais pourquoi aucun garde ne s'était dressé sur ma route, car le couloir étrange dont je venais de sortir se gardait très bien lui-même.

Pîqure.

Quelque chose d'insoutenable y était tapi, piégé par des runes et des symboles anciens. C'était cela le sens des glyphes étranges qui tapissaient les murs - non pas des décoration, mais les barreaux d'une cage. Car la roche et le bois ne pouvaient pas l'enfermer. Seule la magie étrange qui imprégnait les parois le pouvait, en transformant ce couloir en un tunnel infini, où cette abomination restait prisonnière. Ce n'était pas un être conscient, plutôt une sorte d'aberration aveugle, incompréhensible, indicible. Dire qu'un mortel démuni s'aventurant ici le ferait sans courir aucun risque, alors que moi - moi! un Primarque! - j'avais dû fuir. Fuit pour éviter d'être anéanti comme un souffle une bougie.

Déchirure.

J'ignore encore à l'heure actuelle ce qu'était cette Présence, ni ce qu'elle faisait là. Bien des années plus tard, plus tard, quand mes pouvoirs eurent augmenté, je me souviens etre revenu à Sauronyx, bien décidé à en apprendre le plus possible sur elle. Mais la dimension parallèle derrière la porte avait tout simplement disparu, volatilisée quelque part dans les méandres du multivers. J'ignore dans quel refuge caché cette prison magique a emmené sa prisonnière. Quand j'y repense, je suis quasiment certain que Kergaal était mêlé à cette histoire étrange. Mais il a toujours refusé de répondre à mes questions sur ce sujet. Et à lui seul, ce refus ne me donne pas envie de rencontrer à nouveau cette prison éternelle au détour d'un monde.

Brûlure.
Brûlure!
BRULURE!!!

Je crois que c'est à ce terme de mes réflexions que mon cerveau a recommencé à enregistrer les informations de l'immédiat. Ce ne fut qu'à ce moment que j'ai pris conscience qu'une aiguille était plantée dans ma joue, que mon bras gauche était presque entièrement déchiqueté, et qu'un brasier de flammes noires était en train de se déverser sur moi.

Par tous les miasmes de Slaaskh! Être dépourvu de la réaction nerveuse de douleur était parfois un grave handicap. Parce que les dommagees physiques n'étaient qu'une information comme une autre, j'avais réussi, tenez-vous bien, réussi à oublier où j'étais! C'est à dire, façe à deux Démons Majeurs, une Gargouille et un général Orc ; face à la garde d'élite de Sauronyx qui était en train de me réduire en lanières pendant que je théorisais ...

La catastrophe n'était pas loin, et le temps des demi-mesures était dépassé. Serrant la mâchoire, je leva la main gauche, bandai ma Volonté et prononçai le Maître-Mot.

« Kal-Es ..... NAKASH!! »

La vague d'énergie explosa à la manière d'une bombe. Le brasier noir fut littéralement soufflé par l'onde de choc, dans un fracas de tonnerre. Admirable discrétion ... par ma faute, perturbé par cet épisode imprévu, j'avais perdu mes chances de parvenir discrètement jusqu'à Gordius.

De toute manière, je n'allais pas vraiment avoir le choix. Devant moi, la poussière se dissipait. Les deux Démons avaient été projetés à plusieurs mètres par l'explosion, mais se relevaient sans dommage. Le Général Orc avait levé sa hache ensorcelée, générant un champ de force qui l'avait protégé de mon attaque. Quand à la quatrième créature, elle avait encaissé le choc de plein fouet, vacillant à peine. J'avais pourtant porté le coup sans me retenir, mais quelle puissance dans cette statue de pierre de quatre mètres de haut, vivante et animée uniquement par un instinct de destruction ... Même un Troll aurait été renversé comme un fétu, mais la magie glissait sur elle, et je haïssais ce genre de créatures. Gordius avait des soldats de qualité, une fois passé les premiers étages ...

« Bonjour, Messieurs » grinçai-je, raide dans mes vêtements encore fumants. « Je dois vous reconnaître une qualité : vous ne vous perdez pas en bavardages. J'aime cela. A mon tour maintenant. »

Je libérai mon aura, dont la vibration se propagea violemment à travers l'espace. Désormais, Sauronyx tout entier était au courant de ma présence. Quitte à être remarqué, autant ne pas faire les choses à moitié. Ma main droite étant inutilisable, je fis apparaître les Lames de Sy'Loch dans la gauche et me lançai dans la bataille.

Evitant de peu un coup de la gigantesque griffe de la Gargouille, je m'en pris directement au Général. Celui-ci fut probablement surpris par la violence de l'offensive, de la part d'une proie qui aurait dû être paralysée par la douleur. Deux lianes de noirceur absolue, grésillantes, changèrent sa joue et son oeil gauche en une bouillie de chairs découpées. Deux autres tentèrent de détruire sa hache, mais le champ de magie qui l'entourait les repoussa. Soit. Pivotant sur le pied gauche, j'envoyai l'autre terminer sa course dans le plastron de ce titan vert. Le résultat ne se fit pas attendre, car il vola à son tour contre le mur, me libérant la voie vers mon véritable objectif : les deux Démons Majeurs qui finissaient de se relever ...

Deux êtres bien étranges d'ailleurs. Ce n'étaient pas des colosses armés de massues, ni des monstres hérissés de gueules à crocs. Non, ils ressemblaient plus à des ... oursins. Ils étaient à la fois semblables et différents. L'un formait une boule hérissée de piquants aigus, l'autre à une sphère flasque parcourue de reflets chatoyants. Des Kîsh. Une des races de démons à n'avoir aucun traits commun avec les races humanoïdes, sauf la malveillance. Comment se trouvaient-elles là, à garder Sauronyx? Peut-être étaient-elles attirées par la malice qui régnait en ces lieux, tout simplement ...

Ils existent toujours par couple de deux. Celui à piquants s'en prend au corps, celui qui scintille à l'âme. Tandis que les aiguilles du premier lacèrent la chair, le second vous conduit droit à la folie, vous changeant en un être docile obéissant sans réagir aux injonctions données par l'être double chaque fois qu'il a besoin de se nourrir. Vous souvenez-vous du drame de cette ville près d'Elenthor, où tous les habitants disparurent en une nuit, sans laisser de traces? On accusa les Enfers, les Primarques, les cités rivales ... ceux qui ont vu ce qui s'est réellement passé se sont tus. Ils savent que quand un raid de Kîsh apparaît soudain de nulle part, même une armée ne peut leur faire face. Ils passent et dévorent tout sur leur passage, sans faire de différence ni d'êtres ni de camps. Même parmi nous, où les horreurs sont nombreuses, nous préférons garder les Kîsh à distance. Et lorsque vous tombez sur un aux intentions hostiles, la dernière chose à faire est de les ignorer.

Comme une pieuvre ténébreuse, la Lame de Sy'Loch étendit ses tentacules en un filet empoisonné, qui se rétracta en emprisonnant le premier Kîsh - l'oursin. Celui-ci réagit en jetant un festival de couleurs furieuses, mais la lenteur est leur principal point faible. En voyant les aiguilles se rétracter, j'ai vu venir la phase suivante : la projection d'un nuage de pics acérés et dentelés sur 360 degrés. Perspective peu engageante : la résistance de mon enveloppe charnelle avait ses limites ... aussi, j'imprimai un brusque pic de puissance aux Lames, lesquelles se tordirent comme des mèches de fouets et s'évaporèrent. Littéralement coupé en morceaux par les lanières bourdonnantes, le Kîsh lança un sifflement d'agonisant et se désagrégea. Quand à son compagnon, déstabilisé par la perte de son jumeau, il battit en retraite vers un coin de la salle. Ces créatures vaient cru tomber sur un Terran - mais ils étaient du même monde que le mien, c'est à dire les abysses et les puits sans fond entre les réalités. Et ce n'était pas la première fois que nous les traquions, ou qu'ils nous traquaient, selon les cas ...

« Paix à son âme, à condition qu'il en aie une » murmurai-je machinalement.

J'aurais mieux fait de me taire. L'existence de l'âme des Démons est l'une des grandes questions qui agitent les quelques esprits assez dérangés pour s'y intéresser, mais n'en font pas partie les Gargouilles. Bien qu'aveugle et déstabilisée par le silence qui avait suivi la disparition des Lames de Sy'Loch, la créature de pierre n'eut besoin que d'une fraction de seconde pour me repérer à la voix. Elle réagit avec une vitesse stupéfiante pour un monstre de cette taille. Le coup m'atteignit au bras gauche, finissant de le réduire en bouillie ... au véritable sens du terme, étant donné qu'il s'écrasa en une purée noire, tous ses glyphes de matérialisation déchirés. La menace Kish avait été éliminée, au moins temporairement, mais les autres monstres de cet étage n'étaient pas moins redoutables. Je rencontrais plus de difficultés ici que dans Sauronyx tout entier !

« Armaeth! »

Ma carte suivante était basée sur le même principe que celui qui avait coûté la vie à la Liche du Cimetière. La vague de chaos et de distorsions que créait la rafale psychique signifiait la destruction sans espoir pour tout esprit aussi peu évolué. Enfin, en théorie. Les Gargouilles étaient un cas particulier, car elles n'étaient pas conscientes à proprement parler. Comme tous les golems, elles étaient animées par des réflexes et des instructions basiques, mais par conséquent extrêmement stables. Sous l'effet de la vague mentale, la Gargouille jeta un rauquement sourd et recula de deux pas, comme soudain dénuée de volonté. Mais c'était un sursis de quelques minutes dans le meilleur des cas. Tout comme le second Kîsh qui ne taderait pas à se mêler à nouveau de l'affaire ... mais pendant quelques instant, j'avais le champ libre. Et un objectif clair : éliminer définitivement celui qui coordonnait la garde : le général ork.

*Par tous les moyens*, songeai-je en commençant à prononcer une litanie d'incantations.

Car le général avançait justement vers moi, sa hache grésillante d'énergie contrôlée. Je devais faire triste figure, brûlé, défiguré et un bras écrasé. Et sa victoire, pour lui, ne faisait aucun doute. Il ignorait que c'était droit à sa mort qu'il courait, car à la seconde où son arme s'abattait, j'achevais de prononcer le dernier mot de pouvoir. Et ce Pouvoir entra en éruption, soudain libéré de sa prison qu'était ma forme humaine. L'espace se tordit à la manière d'un kaléidoscope, tandis que mon corps se distordait, reprenant ses véritables contours à la manière d'un caoutchouc que l'on relâche brusquement.

La dernière chose que j'enregistrai selon le mode de vision des humains, fut l'expression épouvantée du général de Sauronyx, tandis qu'il levait de plus en plus la tête pour continuer de me regarder.

Puis je cessai définitivement de voir comme voient les humains.



... l'épouvante du Général fut également la dernière chose qu'il ressentit, avant que la douleur n'explose dans son abdomen. Deux crochets longs comme le bras l'avaient happé et l'emportaient dans les airs. Et dans sa prunelle où la vie s'écoulait vers le néant, se refléta une forme de cauchemar, un monstrueux grouillement d'anneaux ...

Encore un instant, son corps vert et musclé se balança grotesquement dans l'air, à cinq mètres du sol. Lorsqu'il retomba lourdement au sol, le puissant Général de Sauronyx n'était plus qu'un cadavre. Le gigantesque serpent darda sa langue vers le corps, percevant les derniers frissons de la vie s'y éteindre. Dans un sifflement d'air déchiré, la puissante queue fendit l'air et écrasa le cadavre comme un insecte, laissant une large trace de sang vert sur les dalles.

Submergé par les ondes magiques qui inondaient la pièce, le Kîsh survivant lâcha un festival de couleurs affolées. Mais la Gargouille, imperméable à ce type de menace, achevait de reprendre le contrôle de ses mouvements. Son esprit n'avait reçu aucune notion de peur ou de doute. Détruire, détruire, détruire tout elément étranger à ce qu'elle connaissait, voilà tout ce qu'elle savait et pouvait faire. Et cette instruction simple était sa meilleure arme face à l'être de démence qui s'opposait à elle.

** Krîîîîî ... **

Ce fut pur, direct et simple. De toute la force de ses muscles de pierre, la créature assena un direct magistral dans le museau triangulaire. Le sifflement de fureur qui s'ensuivit résonna dans les murs de l'Etage tout entier, plus froid et plus mortel que n'importe quel reptile de Terra. Tout autour du Grand Serpent, l'espace lui-même s'agita de frissons, comme l'eau ridée par le vent.

Le second coup de poing fut promptement stoppé. Kal'Es, ces petites boules brillantes qui s'étaient changées en une déferlante de puissance lors de la première attaque de Maas, venaient de réapparaître autour de sa gueule. Cette fois, elles se comportèrent différemment. Elles s'étirèrent en une voilure ovale et chatoyante, plus fine que le verre et plus résistante que l'acier, qui rendit un curieux son de cloche quand le poing de la Gargouille s'y écrasa. Ulnash ... la troisième forme, le bouclier d'étoiles éteintes !

Le Serpent émit une série de cliquetis, où sonnaient la menace. Mais même s'il avait pris la peine de s'exprimer en langue humaine, la Gargouille n'était pas programmée pour prendre en compte ce genre d'avertissement.

Pas plus qu'elle ne perçut l'ouverture circulaire qui venait de se former entre Maas et elle, finement ciselée dans la trame de la réalité : un disque parfait, d'épaisseur inexistante, qui n'existait que d'un côté et donnait sur une sorte de brume grisâtre. Les sens rudimentaires de la statue vivante n'en surent pas même l'existence, et elle se rua en avant.

Elle entra en contact avec l'ouverture à hauteur de la taille. Dans un silence total, la tâte et les bras de la créature y entrèrent. Les jambes, elles, poursuivirent naturellement leur chemin, mais toute la partie supérieure venait de disparaître, ne pouvant se trouver à deux endroits à la fois. La coupure fut plus nette que le meilleur des sabres, la section étant faite au niveau même des atomes ... l'ouverture se résorba soudain, laissant la moitié supérieure de la Gargouille se perdre dans quelque lieu inconcevable que le Primarque avait mis en contact avec notre monde. Les jambes de pierre firent encore quelque pas mécaniques, qui s'effondrèrent comme une poupée dont on a coupé les fils. Avec satisfaction, le serpent ferma à demi les paupières et laissa reposer sa lourde tête sur ses anneaux. Le Kîsh, dans son coin, semblait hésiter entre l'agressivité et la prudence, se sachant désavantagé face à un tel adversaire.

Pendant de longues minutes, les deux êtres se dévisagèrent, communiquant peut-être d'une manière qui dépassait l'entendement. Le seul bruit était la lointaine rumeur en direction des demeures des Orks, où la nouvelle de la mort de leur chef était sans doute parvenue d'une manière ou d'une autre, et qui devaient lui présenter l'expression posthume de leur considération en commençant à se massacrer pour élire le prochain à porter le titre de Général de Sauronyx.

Mais quand il leur vint enfin l'idée de s'occuper d'abord du meurtrier, et qu'ils débouchèrent en troupe vociférante dans la salle, celle-ci était déserte. Le Kîsh et le Primarque avaient tous deux disparu. Les plus hardis d'entre eux, en se précipitant vers les marches qui menaient au domaine de Gordius, eurent cependant le temps d'apercevoir une forme sinueuse, qui remplissait presque tout l'escalier, ramper vers le dernier étage de Sauronyx, dans un sinistre bruit d'écailles ...